Le saut de l'ange
 

(Texte : Fred Walin)

Je me souviens de ces dimanches à la con, où je cherchais, en regardant par la fenêtre, une sorte d’illumination, un mouvement quelconque qui donnerait à ma journée une couleur nouvelle.
Le plus souvent, il ne se passait rien.
Après le déjeuner, mon père s’installait dans son fauteuil, devant le journal télévisé et, lentement, montait en moi l’angoisse inévitable d’une semaine qui se termine sur le film répétitif des séquences dominicales.

Je devais avoir environ dix ou onze ans. Je vivais à Nancy, la ville de l’illustre Stanislas et de sa célèbre place. Le quartier où j'habitais, au sud-ouest de la ville, portait un nom original : La Chiennerie. Ce nom lui venait d'une ferme où, au XVIIème siècle, on élevait des chiens pour les ducs de Lorraine.
C’était un quartier populaire construit au début du XXème pour retrouver l'esprit paisible des villages lorrains. Mais, la Chiennerie, finalement envahie par des habitations inesthétiques, était devenue, au fil des années, l'un des endroits les plus mal fréquentés de Nancy. Nous vivions dans un appartement au troisième étage d'un immeuble HLM, en plein centre de ce quartier, dans une zone appelée le Rond Point des Familles. Le plus souvent, mes potes vivaient dans des quartiers bourgeois en périphérie de la ville et j’ai longtemps navigué entre la honte et la fierté de vivre dans un lieu dont le nom à lui seul pouvait faire naître un sentiment d'exclusion.
Je grandissais sereinement entre une mère au foyer aimante et un père très attentif qui n’avait pas connu le sien. Il était employé à EDF et pendant qu’il était au boulot, ma mère organisait notre quotidien avec beaucoup d’efficacité. Elle était issue d’une famille de onze enfants.
Ma vie n’était pas triste, mais rythmée par l’école et le travail de mon père, elle était quelconque et sans surprise. J’avais deux frères et une sœur.

Il n’y avait pas que les dimanches.
Il y avait également ces longues et vides journées d’été pendant les congés scolaires.
Alors j’attrapais mon sac à dos et je filais à la piscine découverte Nancy Thermal. Depuis chez moi, à pied, il me fallait vingt bonnes minutes pour rejoindre le bassin d’été. Le trajet ne me déplaisait pas. Après le Prisunic, je descendais la rue Félix Faure et j'étais toujours très impressionné par les magnifiques maisons qui bordaient la route à sens unique. Rien à voir avec la Chiennerie.

La piscine possédait trois bassins dont un carré d’une profondeur de cinq mètres, pour les spécialistes du plongeon. Il y avait trois plongeoirs placés à des hauteurs différentes : trois mètres, cinq mètres et ... dix mètres.
Il m’arrivait parfois de me risquer à un saut jambes et fesses serrées du haut du cinq mètres, plus souvent du haut du trois mètres mais il faut bien reconnaître que ce genre d’exploit sportif me convenait assez peu.
Un jour, je me suis fait surprendre par un élan de courage impromptu et je me suis risqué à escalader les marches incertaines de l’échelle qui menaient au promontoire de dix mètres. J'ai gravi les marches une à une, lentement, avec une assurance plus que douteuse. Parvenu en haut de l’édifice, après une montée longue et hésitante, je me suis toutefois senti rassuré. Je me suis même payé le luxe d’observer la vue panoramique qui s’offrait à moi. J'ai découvert, sous un angle inattendu, le parc Sainte Marie et le lycée Frédéric Chopin, qui devait devenir le lieu de mes pérégrinations adolescentes quelques années plus tard. Mais cet état de confiance désinvolte ne devait pas durer.

Le plongeoir n’avait rien à voir avec celui que j’avais l’habitude d’emprunter aux trois mètres. Il s’agissait en fait d’une plateforme en béton, plutôt large, entourée d’une rambarde de sécurité et depuis le haut de l’échelle il fallait bien faire encore une dizaine de petits pas pour atteindre l’endroit d’où l’exploit devenait enfin possible.
Je me suis approché lentement en m’accrochant à la rambarde. Chaque pas me demandait un effort hors du commun et je suis pris d’une terreur insoutenable quand mes yeux, maladroitement, se mettent à fixer le vide. A partir de ce moment-là, il m’est impossible d’envisager le moindre mouvement. Et puis, la présence des maîtres nageurs intransigeants rendait inenvisageable tout retour en arrière par l'échelle. J'étais totalement pétrifié, je serrais la rambarde avec une force inouïe et je ne sais même plus si mes yeux étaient ouverts ou fermés.

C’est à ce moment là qu’il est apparu! J’avais retrouvé l’usage de mes yeux et je l'ai tout de suite reconnu.
... Jésus !

Jésus, c’est ainsi que tout le monde le surnommait. C’était un homme plutôt petit qui portait des longs cheveux marrons et une épaisse barbe. Son apparence lui donnait un air de prophète. Il devait avoir une quarantaine d’années. Il se déplaçait toujours très lentement, silencieux et toujours seul. Il inspirait le respect et autour de lui planait comme une sorte de mystère.
Toujours assis dans une position proche de celle du lotus, il se levait parfois de sa serviette de bain étendue dans l’herbe et lentement se dirigeait vers le fameux bassin carré. Tous les regards se tournaient alors vers lui et on pouvait entendre toutes sortes de chuchotements qui annonçaient l’événement. Certains se dirigeaient vers le bassin pour voir l’exploit de près, d’autres se levaient simplement de leur serviette pour regarder de loin.
Moi, à chaque fois, je m’approchais pour ne rien rater.
Sa démarche lente accompagnait le rituel qui le menait à la concentration nécessaire pour réaliser ce que mes yeux de gamin voyaient comme une véritable performance. Quand il arrivait en haut de l'édifice, il restait là pendant de longues minutes, sans qu’on puisse le voir vraiment. Il fallait être attentif pour ne pas passer à côté des quelques secondes qu'allait prendre le spectacle.
Au bout d’un moment, il finissait par s’avancer. Il se plaçait juste au bord du plongeoir, les deux pieds parfaitement joints et le regard droit devant dans les nuages. Puis il s’élançait dans les airs, le corps quasiment à l’horizontal, les bras écartés en V comme pour implorer le ciel et finissait par se recroqueviller pour se mettre totalement à la verticale dans les dixièmes de seconde qui précédaient son entrée dans l’eau. Le plongeon était à chaque fois magnifique : le « saut de l’ange ». Mais ce jour-là, quand il est arrivé en haut du grand plongeoir, je me trouvais là, toujours accroché à ma rambarde de sécurité et décidé à ne plus jamais la lâcher. Comme à son habitude, il est resté un long moment à attendre sans parler. Puis il s’est approché de moi et toujours sans rien dire a posé ses mains sur mes poings serrés. J'ai senti mon corps se détendre et mes muscles se relâcher. Comme hypnotisé, j'ai abandonné la rambarde et l'ai suivi très lentement jusqu’au bord du plongeoir. Il s'est placé juste à côté de moi et pour la première fois j’ai entendu le son de sa voix.

Aujourd’hui encore, je me demande par quel miracle j’ai bien pu me jeter à l’eau et me sortir de cette situation. Bien entendu, lui n’avait pas bougé et m’avait laissé faire le grand saut tout seul.
Après ce jour-là, je ne l’ai plus jamais revu mais je garde de cette rencontre cette phrase ultime qui m’a accompagné bien des fois dans ma vie et qui m’accompagne encore :
« Regarde droit devant toi, ne baisse jamais les yeux sauf pour affronter le vide».